25
À son réveil, Alice huma instantanément une odeur délicieuse qu’elle n’identifia pas immédiatement, mais qui lui rappela vaguement son enfance. Elle se redressa en prenant appui sur ses coudes et chercha le chat des yeux ; normalement, le matin, elle le trouvait couché au pied de son lit. Mais ce jour-là, il n’était nulle part en vue. Elle roula sur elle-même, s’assit et se couvrit les épaules de sa robe de chambre ; à demi consciente, elle resta un moment à contempler le tapis. Bizarrement, elle se dit qu’elle devait commander une cartouche d’encre neuve pour son imprimante, puis reconnut enfin l’odeur : c’était un mélange de café fraîchement passé et de bacon en train de frire. Elle alla à la salle de bains, se soulagea, se passa de l’eau sur la figure et brossa ses cheveux.
En descendant l’escalier, elle entendit le son métallique de son poste de radio, qui crachait un flot de musique pop.
Debout devant l’évier, Lizzie lavait la vaisselle de la veille. La cafetière électrique émettait ses gargouillements habituels et le bacon grésillait dans la poêle. Jimmy, qui donnait des coups de dents dans son assiettée de pâtée en boîte, leva sur elle un regard surpris, puis détala par la chatière.
« Salut ! lança Lizzie.
— Bonjour. Oh, tu aurais dû laisser tout ça. J’avais l’intention de m’y mettre avant le petit déjeuner.
— Ça ne me dérange pas. J’aime bien faire la vaisselle. Une tasse de café ?
— Je veux bien. Je suppose que chez toi, tu as un lave-vaisselle. »
Lizzie la regarda en souriant.
« J’espère que tu ne m’en voudras pas, mais j’ai donné à manger au chat, reprit-elle. Quand il m’a entendue aller et venir dans la cuisine, il est venu se frotter contre mes jambes.
— C’est de l’adultère caractérisé ! » répondit Alice sur le ton de la plaisanterie. Mais au fond d’elle-même, elle ressentit une pointe de jalousie à l’idée que Jimmy puisse accepter sa nourriture de quelqu’un d’autre.
Lizzie la força à s’asseoir à table le temps qu’elle finisse de préparer le petit déjeuner. Alice prit un mouchoir en papier et essuya la buée du carreau pour jeter un coup d’œil au-dehors. Il faisait beau et froid, l’herbe et les arbres étaient encore tout hérissés de gel. Des rayons de soleil rasants se faufilaient entre les branches de l’autre côté de la route. La lumière ne demandait qu’à être prise en photo, et annonçait une de ces journées radieuses susceptibles de pousser le plus convaincu des citadins à adopter les joies de la campagne. En ville, la matinée n’aurait été que glaciale, désagréable ; tandis qu’ici, grâce à la lumière, on avait l’impression de voir les choses pour la première fois, de les redécouvrir.
Lizzie avait fait frire le bacon jusqu’à ce qu’il se solidifie, et Alice remarqua qu’elle le mangeait avec ses doigts. L’usage de la fourchette se révéla bientôt impossible – les tranches s’émiettaient dans l’assiette –, aussi décida-t-elle de l’imiter. Elle ne savait pas très bien comment elle le préférait : plus cuit, il avait meilleur goût, mais il était plus difficile à manger.
Un peu plus tard, tandis qu’elles buvaient tranquillement leur café, Lizzie déclara : « Je me demandais… me prêterais-tu ta voiture une demi-heure ?
— Oh, oui, mais pour quoi faire ?
— Eh bien, j’aimerais bien aller prendre des photos de Ramsford. J’aurais dû profiter de l’occasion hier.
— Ça ne me dérange pas de venir avec toi.
— Je ne voudrais pas t’ennuyer. Je ne suis pas douée pour la photo. Je me sens facilement gênée. Franchement, je préfère me balader toute seule. Tu n’es pas vexée ?
— Non. Mais ne reste pas trop longtemps. Il y a beaucoup de choses dont je voudrais te parler, et on n’arrive jamais à trouver le temps.
— Qu’est-ce qui s’est passé hier soir ? Gordon est passé à l’attaque ?
— Il a bien failli. Mais je me suis défendue. Comment l’as-tu trouvé ?
— Alice, ce n’est pas du tout mon genre d’homme. Je te le laisse bien volontiers.
— Non merci, sans façons. Mais il m’a quand même appris quelque chose d’utile. À propos d’une bourse à laquelle j’ai droit. Je vais me renseigner plus amplement demain. » Lizzie n’avait pas l’air très intéressée. « Je n’ai pas encore pu te raconter ce qui m’était arrivé récemment, reprit Alice. Tu veux bien que je me défoule sur toi avant que Tom arrive ?
— Te défouler sur moi ?
— Oui, tu sais bien, décharger mon agressivité.
— D’accord. Mais d’abord, je vais prendre ces photos. Il fait tellement beau, aujourd’hui ! Il faut que j’aie quelque chose à montrer à Rolf. Il est persuadé que la région n’est plus qu’un désert radioactif. Je ne serai pas longue. »
Un quart d’heure plus tard, une fois que Lizzie eut pris le volant en direction de Ramsford, Alice entreprit de faire la vaisselle du petit déjeuner, puis rangea le tout dans le placard et mit de l’ordre dans la pièce. Ensuite, elle se fit couler un bain très chaud où elle resta longtemps, puis lava et sécha ses cheveux. Elle enfila un jean et un gros pull en songeant qu’elles iraient peut-être se promener après déjeuner, mais qu’elle aurait le temps de les troquer contre un chemisier et une jupe avant l’arrivée de Tom.
Assise devant le miroir de sa coiffeuse et désespérant de son visage, comme d’habitude, elle repensa à cette subvention européenne. À la lumière du jour, celle-ci prenait une tout autre proportion.
Si les calculs de Gordon étaient justes, si elle pouvait réellement toucher quinze mille livres, la bourse représenterait un plus non négligeable. Par ailleurs, c’était plus ou moins la somme qu’elle avait escompté toucher de son éditeur américain. Ajoutée à ce que Harriet lui avait déjà versé, cette avance représentait la quasi-totalité de ce qu’elle avait espéré gagner pour les douze premiers mois, les deux sommes cumulées constituant un revenu acceptable pour une année de travail.
Donc, la subvention serait la bienvenue, certes, mais en fin de compte elle ne ferait que combler le manque à gagner.
D’un autre côté, si elle avait appris son existence trois mois plus tôt, si elle avait pu poser sa candidature à ce moment-là, elle aurait maintenant de l’argent devant elle, au lieu de dévorer à une vitesse alarmante l’avance versée par son éditeur britannique.
Conclusion : si cette subvention devait représenter un changement durable dans sa vie, ce serait au titre de revenu complémentaire, et non en remplacement d’un bénéfice réel.
Alice entra dans la chambre d’amis et jeta un coup d’œil par la fenêtre pour voir si Lizzie avait ramené la voiture, puis descendit dans son bureau. Au cours de la longue nuit agitée qu’elle avait passée, une bribe de souvenir troublant lui était revenue.
Quand Gordon avait parlé devant elle de la subvention, elle avait manifesté une surprise authentique. Pourtant, en se tournant et se retournant plus tard dans son lit, elle s’était rendu compte que cette histoire de fonds d’intervention éveillait en elle un vague écho. Elle avait dû lire un article dans le journal, ou bien on en avait parlé à la radio, mais comme toujours ou presque, elle ne s’était pas sentie concernée ; il ne lui venait tout simplement pas à l’esprit que cela puisse s’appliquer à son cas.
Non, c’était plus récent. C’était Eleanor qui lui avait parlé de ce fonds.
Elle retrouva les cassettes au fond d’un carton parmi tous ceux qu’elle avait ramenés de chez Eleanor, et les sortit de leur boîtier en faisant tinter le plastique. Elle qui n’avait pas pris la peine de les numéroter, voilà qu’elles étaient identiques ! Elle en introduisit une dans le compartiment du magnétophone et appuya sur la touche marche. La machine se mit en marche, puis s’arrêta aussitôt. Alice retourna la cassette et répéta la manœuvre.
La bande commençait par un fort bruit de fond : on entendait des heurts, des froissements, un frottement difficile à interpréter. Puis sa propre voix s’éleva, beaucoup trop forte : « Eleanor Traynor, cassette numéro deux, face un. »
Cette distinction sommaire était là encore suivie de bruits de fond ; on aurait dit que l’enregistrement avait été fait dans une pièce pleine de voitures, de meubles en train de s’écrouler et de gens chaussés de grosses bottes. Cela s’était passé en plein été, les fenêtres étaient ouvertes. Le micro tout simple dont elle s’était servie avait enregistré tous les sons sans discrimination. Il lui fallut plusieurs secondes d’efforts pour se rendre compte que sous le vacarme ambiant on entendait faiblement sa voix : elle était en train de poser une question à Eleanor.
Elle rembobina la bande jusqu’au début, monta le volume, enleva les aigus et retenta sa chance. Le son de sa voix la fit grimacer ; elle était à la fois étrange et familière. Ses propres intonations la surprirent. On aurait dit qu’elle accentuait systématiquement de travers, aussi bien les syllabes que les mots.
La réponse d’Eleanor était plus claire, sans doute parce que le micro était pointé sur elle ; mais il y avait tellement de bruit qu’on avait du mal à suivre. À la voix, Eleanor semblait plus vieille que dans son souvenir. Elle ne cessait de se racler la gorge et, de temps en temps, sa voix faiblissait, rendant certains de ses propos inaudibles.
Pourtant, le son de sa voix fit naître dans l’esprit d’Alice une image mentale très fidèle de son amie : sa façon de s’asseoir le dos bien droit, son port de tête, sa chevelure gris fer qui avait conservé ses ondulations ainsi que quelques touches brun foncé, son teint clair, ses mains fines… La pièce confortable parut se reconstituer entièrement autour d’elle, supplantant le dernier souvenir que gardait Alice de la maison d’Eleanor : un endroit sombre et froid sur le point d’être vidé.
Eleanor parlait de son mari, Martin, et racontait la première crise cardiaque de celui-ci, survenue peu après que tous deux eurent pris leur retraite.
Alice écoutait ; elle se rappelait le jour de l’enregistrement mais, d’une certaine façon, elle croyait entendre les réponses d’Eleanor pour la première fois. Elle se dit qu’elle la connaissait mieux maintenant qu’à l’époque.
Eleanor parlait à présent de ce qu’elle avait vécu à la mort de Martin, de sa solitude, du mal qu’elle avait eu à apprendre à vivre sans lui.
La voix d’Alice l’interrompait en lui posant une question qui se perdait dans les crépitements de la bande, et Eleanor répondait : « Non, je n’avais encore jamais vécu cela. »
Alice pressa la touche ARRÊT, rembobina la bande pendant deux ou trois secondes, puis la réenclencha. En entendant sa voix couper la parole à Eleanor, elle se pencha tout contre le haut-parleur et s’efforça de discerner sa question.
À la deuxième tentative, elle saisit : « Aviez-vous déjà été mariée ?
— Non, répondait Eleanor, je n’avais encore jamais… »
Pourquoi avait-elle déclaré cela ? Et son premier mari, Peter ? Elle en parlait pourtant dans sa lettre. Pourquoi Eleanor lui avait-elle dit une chose pareille ?
Alice arrêta la cassette et tenta de comprendre. En admettant qu’Eleanor ne lui ait pas délibérément menti, pourquoi niait-elle son premier mariage ?
Toutefois, le contexte était ambigu. Alice lui demandait effectivement si elle avait déjà été mariée, mais à un moment où il était question des circonstances de la mort de Martin. Peut-être avait-elle mal entendu et voulu dire par là que son premier mari n’était pas mort, qu’ils avaient divorcé.
Alice jeta un coup d’œil à sa montre. Il y avait plus d’une heure que Lizzie était partie ; elle n’allait sûrement pas tarder.
Elle appuya sur la touche avance rapide et se mit à arrêter la bande au hasard, dans l’espoir de tomber sur ce qu’elle cherchait.
Manifestement, ça ne se trouvait pas sur la première face ; elle retourna donc la cassette, et passa rapidement l’autre côté en revue. Une fois ou deux, tandis qu’elle prêtait l’oreille, elle entendit Eleanor rire. Elle avait aimé l’entendre rire ; sa voix descendait dans les graves et produisait un rire de gorge entendu, mais plein de sincérité. En réécoutant son amie sur bande, elle eut à nouveau du mal à croire à sa mort.
Alice sentit le plan de son livre se modifier une nouvelle fois dans sa tête. Elle comprit brusquement qu’il ne devait pas se présenter sous la forme d’un compte rendu historique, un testament dédié à Eleanor. Une biographie, c’était avant tout une vie.
Parvenue à la moitié de la face deux, elle appuya sur MARCHE et entendit Eleanor dire : « … à peine croyable, vous ne trouvez pas ? » Là-dessus, elle éclatait de rire.
Alice rembobina et tendit l’oreille.
Eleanor disait : « J’ai bien pensé écrire mes Mémoires. Vous croyez que ça intéresserait un éditeur ? » (Au milieu des bruits de fond, Alice s’entendit acquiescer avec empressement.) « Je ne me soucie guère d’être publiée. C’est une envie qui m’a passé. Naturellement, cela me rapporterait une somme dont j’aurais l’usage, mais il est vrai que de nos jours on n’a même plus besoin d’éditeur pour gagner sa vie en écrivant. Je bénéficierais sans doute d’une de ces subventions de l’Union européenne, non ? C’est à peine croyable, vous ne trouvez pas ? »
Ensuite Eleanor riait, mais ce n’était pas son fameux rire de gorge amène qu’on entendait sur la bande ; cette fois-ci, c’était une espèce de gloussement haut perché. Elle trouvait ridicule cette histoire de subvention, et c’était sa façon de l’exprimer.
Alice s’entendit rire aussi, en fond, tout en se disant qu’à l’époque elle n’avait pas très bien su pourquoi elle riait. Elle ne le savait pas plus maintenant.
Alice rangea les cassettes après les avoir numérotées et avoir inscrit « Mort de Martin » et « Subvention » sur l’étiquette, des deux côtés de la cassette qu’elle avait écoutée. Elle alla dans la pièce de devant pour voir si Lizzie rentrait, puis retourna dans son bureau et prit un des romans d’Eleanor. Elle s’assit à son bureau et commença sa lecture.
Quelques minutes plus tard, elle entendit sa voiture s’arrêter devant chez elle, mais lorsqu’elle leva les yeux elle vit que Lizzie avait traversé le chemin et photographiait la maison depuis le haut du talus.
Alice alla la rejoindre.
« Alors, tu t’es bien débrouillée ?
— Alice, le coin est vraiment magnifique ! Pardon de m’être absentée si longtemps. J’ai longé le val de Ramsford, presque jusqu’à Devizes. J’ai pris deux pellicules entières !
— Il y a du café tout prêt.
— Chic ! Mais d’abord, va te mettre devant la maison. Je veux une photo de toi. »
La condensation formait deux fins voiles blancs qui sortaient de leur bouche et s’épanouissaient autour d’elles dans l’air immobile. Alice se sentit gagnée par l’humeur exubérante de Lizzie et, toute contente, posa pour son amie. Celle-ci s’excusait sans cesse pour la lenteur avec laquelle elle cadrait et mettait au point. Alice n’en avait cure et le lui dit ; tout à coup, elle avait l’impression que tout allait bien, que la situation se renversait en sa faveur. Jimmy sortit de sous une haie et vint s’asseoir au milieu de l’allée pour les observer.
Lorsque Lizzie eut terminé, Alice prit le chat dans ses bras et le serra contre elle.
« Tu viens, Lizzie ? Je commence à avoir froid.
— O.K. Encore une. J’arrive tout de suite. »
Portant toujours le chat, Alice se rendit à la cuisine et remplit deux grandes tasses de café. Les joues roses et le visage rayonnant, Lizzie fit bientôt son apparition.
« Je vais dire à Rolf qu’il doit trouver du boulot ici, en Angleterre. » Lizzie se débarrassa de sa veste matelassée et la suspendit à un crochet derrière la porte. « Je ne m’étais pas rendu compte à quel point le pays me manquait.
— Par des journées comme celles-ci, il apparaît sous son meilleur jour. Le pire, c’était hier.
— Je sais. On ne peut rien contre la météo.
— Tu crois que Rolf accepterait de venir vivre en Angleterre ? Je veux dire, est-ce que ça lui plairait ? Et tes enfants ? »
Lizzie redevint sérieuse. « Ça, c’est autre chose. Je n’en sais rien. Rolf a un emploi bien payé. Probablement deux fois mieux que ce qu’il pourrait trouver ici. Et puis, les gosses ont leurs petits copains là-bas, depuis qu’ils ont commencé l’école. Et je ne parle pas des radiations. Non, je ne peux pas leur faire ça.
— Mais tu as passé la matinée à te promener dans la nature !
— Je l’admets, c’est illogique. Ce n’est pas parce que c’est invisible que c’est inoffensif.
— Je sais. Écoute, ne recommence pas, d’accord ? Je me sens beaucoup mieux aujourd’hui. On pourra en parler à Tom ce soir, s’il le faut. » Lizzie parut déçue, aussi Alice reprit-elle sur-le-champ : « Je peux te parler de mon bouquin, maintenant ? Je meurs d’envie de tout te raconter.
— C’est là que tu te “défoules” ?
— Oui.
— Bon d’accord, vas-y.
— Tu es sûre ? Parce que ça va prendre un moment. »
Pour toute réponse, son amie se contenta de lui sourire ; elle alla donc dans son bureau chercher le roman d’Eleanor qu’elle avait commencé en l’attendant. Il était sur sa table de travail, là où elle l’avait laissé. Elle s’immobilisa quelques instants, le temps de mettre de l’ordre dans ses pensées.
De quoi tenait-elle tant à lui parler, en fin de compte ? D’Eleanor, de la mort de celle-ci, de la biographie qu’elle se proposait d’écrire ? Toutes ces choses se brouillaient dans son esprit. Il s’était passé tant de choses qu’elle n’avait pas encore eu le loisir de les démêler.
Mais au fond d’elle-même, elle savait très bien de quoi elle voulait parler. Quand elle écrivait ou projetait un livre, elle aimait exprimer ses idées à voix haute. C’était sa manière de trouver la marche à suivre. Il ne s’agissait pas d’un quelconque besoin de se faire valoir, ni d’amener les autres à contribuer à son livre, bien qu’il lui soit déjà venu à l’esprit que cela entrait aussi en ligne de compte. Non, la véritable raison, c’était qu’elle se sentait invariablement prise au piège des idées. Ses idées n’étaient pas suffisamment formées. Parler du livre l’aidait à le construire verbalement, à lui donner sa structure.
Au fil des ans, ce besoin de discuter de ses livres en était venu à faire partie intégrante de sa méthode de travail. Bill ne lui avait jamais été d’un grand secours en la matière. Avec son expression ennuyée, son agitation constante et, à la fin, ses questions posées de mauvaise grâce révélant le peu qu’il avait retenu, il incarnait la pire espèce d’interlocuteurs. Elle s’était donc rabattue sur ses amis, et quelques-uns avaient appris à se plier à cette exigence.
La vie au village l’avait privée de cette possibilité, surtout maintenant qu’Eleanor n’était plus là. Au tréfonds d’elle-même, Alice savait bien qu’elle avait assigné à la vieille dame le rôle d’auditrice attitrée. Elle avait fait preuve d’égoïsme, certes, et même d’une certaine cruauté, mais elle savait à quel point c’était vital pour elle.
Elle voyait bien, à présent, qu’elle venait carrément de forcer la pauvre Lizzie à endosser le même rôle.
Lorsque Alice regagna la cuisine, ses notes à la main, Lizzie lui dit qu’elle devait d’abord aller aux toilettes. Aussi, pendant que son amie était à l’étage, Alice sortit-elle du réfrigérateur de la viande froide et de la salade qu’elle disposa sur la table, à portée de main. Puis elle ouvrit sa dernière bouteille de vin. Lorsque Lizzie revint, elle lui désigna l’unique fauteuil avant de prendre pour elle-même une des chaises de la cuisine et de la retourner afin de lui faire face.
« Bon, commença-t-elle. Tu n’y couperas pas. Tant pis ?
— Je n’ai pas vraiment le choix.
— C’est vrai, mais dis-moi si ça t’embête.
— Mais non, je veux entendre ce que tu as à dire. Sincèrement ! Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?
— Écoute-moi aussi longtemps que tu pourras. Si tu t’ennuies, donne-moi des coups de pied ou lance-moi quelque chose à la figure.
— Je peux t’interrompre pour te poser des questions ? demanda encore Lizzie.
— Tu peux dire tout ce que tu veux. Il se passe des choses, tu es la seule à qui je puisse en parler, alors tu dois m’écouter !
— Très bien. Je suis prête. » Lizzie feignit de se recroqueviller en position défensive dans son fauteuil, puis se dirigea vers la table et versa deux verres de vin.
Alice n’avait pas besoin d’autre encouragement. Elle se jeta aussitôt à l’eau. Tout d’abord, elle raconta tout pêle-mêle : son manuscrit saisi, la nouvelle de la mort d’Eleanor, la rencontre de Tom Davie, l’arrivée de Gordon Sinclair, l’examen des archives d’Eleanor, la lettre que celle-ci lui avait adressée, les livres pour enfants…
(« Gordon était-il le Donny des romans ? » écrivit-elle à la hâte sur son bloc-notes.)
Puis elle en vint à l’intéressante contradiction qu’elle avait notée concernant le premier mariage d’Eleanor (« À vérifier : la lettre d’Eleanor affirme-t-elle noir sur blanc qu’elle et Peter se sont effectivement mariés ? ») et le démenti qu’avait apporté la vieille dame lorsque Alice lui avait ouvertement posé la question. (« La lettre dit-elle qu’elle a divorcé de Peter, ou que Peter est mort ? »)
On avait pénétré chez elle en son absence, et cela avait à voir avec des disquettes, raconta-t-elle à Lizzie (mais elle écrivit : « Y a-t-il un rapport quelconque avec la mort d’Eleanor ? »)
Lizzie demanda : « Est-ce que ça s’est passé après que tu as fait la connaissance de Gordon ?
— Oui. »
(Alice écrivit : « Établir un calendrier des faits avant d’oublier dans quel ordre ils se sont produits. »)
Gordon avait fait son apparition au village moins de vingt-quatre heures après le décès d’Eleanor. Ce qui restait un mystère, d’ailleurs, car au village, personne ne le connaissait ; quant à Eleanor, elle ne lui en avait jamais parlé. Il était même possible qu’elle ait nié son existence.
(« Écouter les cassettes jusqu’au bout et les transcrire. Y est-il fait mention de Gordon quelque part ? D’une manière ou d’une autre ? Est-ce qu’Eleanor nie concrètement avoir eu des enfants ? »)
Pourtant, quelqu’un connaissait son existence, et probablement la police, puisqu’on l’avait prévenu ; en effet, il avait débarqué quelques heures seulement après la découverte du corps.
« Et toi, quand l’as-tu appris ? interrogea Lizzie.
— Le jour même. Non, le jour où on l’a trouvée morte. »
(« Combien de temps s’est-il écoulé entre le décès et la découverte du corps ? »)
Puis venait Eleanor proprement dite, les raisons qui la poussaient à écrire un livre sur elle. Et le fait que son intérêt n’était pas dû à sa mort tragique.
(« Tragique elle a vécu », écrivit Alice avant de barrer immédiatement ces mots.)
Elle se lança dans un portrait d’Eleanor en commençant par la première rencontre, la première impression. Tout en parlant, Alice se rendait compte qu’elle tenait là le seul début possible pour son livre. Les faits concernant Eleanor pouvaient apparaître au fil du récit, lorsque le besoin s’en ferait ressentir, mais pour donner sa structure à cette biographie, il fallait qu’elle la narre de son propre point de vue, du moins pour commencer, commencer par la fin. La connaissance qu’elle avait d’Eleanor n’intervenait qu’à la fin, dans les dernières semaines de sa vie.
Après tout, il s’agissait de son livre à elle, et ce serait la narration à la première personne qui lui donnerait sa forme. Les éléments de l’histoire d’Eleanor y trouveraient tout naturellement leur place.
(Elle ajouta : « Expliquer les circonstances de notre rencontre ; expliquer comment elle vivait, évoquer nos conversations ; m’expliquer moi-même et, par là, expliquer Eleanor ? »)
Alice n’ignorait pas qu’elle parlait trop, qu’elle oubliait certains détails, passait du coq à l’âne et laissait des phrases en suspens pendant qu’elle gribouillait ses notes. Mais la sauce était bel et bien en train de prendre : plus elle parlait de son futur livre, plus elle l’envisageait avec enthousiasme. À plusieurs reprises elle dut revenir en arrière, remonter le cours de sa narration impromptue, se contredire ou se corriger, puis marquer une pause le temps de prendre encore des notes.
Son amie supporta patiemment le tout en conservant d’un bout à l’autre une expression passionnée, mais une petite voix restée calme au milieu de la tourmente lui souffla que la pauvre avait suffisamment souffert. Histoire d’en finir aussi promptement que possible, Alice alla chercher dans son bureau deux ou trois des romans d’Eleanor et les lui mit dans les mains.
Alors elle s’aperçut qu’elle ne savait plus ce qu’elle avait voulu prouver en les apportant. Voyant le regard perplexe que Lizzie posait sur eux, Alice se mit à glousser.
« Et voilà ! fit-elle. Je crois que j’ai fini !
— O.K. » Lizzie prit un air d’ironie désabusée et posa les ouvrages par terre à ses pieds. « Et c’est comme ça que finit le livre ?
— Non. Simplement, je ne sais plus quoi ajouter. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Qu’il faut que tu mettes tout ça par écrit et que tu en fasses un livre.
— C’est bien mon intention, mais tu penses que j’ai raison de le faire ? Ça se tient ?
— Je viens de te le dire.
— Tu t’es ennuyée !
— Je t’assure que non. C’était fascinant.
— Oh, merde ! » lâcha Alice. Brusquement, toute son énergie avait disparu. La maison lui paraissait silencieuse, maintenant qu’elle s’était tue, ce qui lui fit comprendre qu’elle avait vraiment beaucoup parlé depuis une heure. Elle avait eu l’impression que Lizzie s’intéressait, qu’elle posait les questions qu’il fallait, qu’elle l’encourageait à poursuivre, et voilà qu’à présent elle bâillait, raidissant sa mâchoire pour ne pas qu’elle s’en aperçoive. Elle se rappela qu’à l’origine elle avait pratiquement contraint son amie à l’écouter. « Je te demande pardon. J’aurais dû m’arrêter il y a longtemps. Je me rends compte maintenant de ce que je t’ai fait subir. Mais il fallait que je te le dise.
— Ne t’en fais pas, Alice.
— Je me sens ridicule, maintenant. »
Elle était sincère. Pour dissimuler son embarras, elle alla remplir la bouilloire à l’autre bout de la pièce.
« Je ne me suis pas ennuyée, déclara Lizzie. Mais je ne suis pas sûre d’avoir bien tout compris. »
Alice versa le contenu de la bouteille d’eau dans la bouilloire électrique, qu’elle brancha ensuite. Puis elle resta là à regarder l’objet. Si encore Lizzie avait demandé qu’elle lui parle de ce maudit bouquin ! Mais non !
Pourtant, malgré son envie de se replier sur elle-même, elle sentit poindre une idée réconfortante : cette petite séance l’avait aidée. En parlant de ce livre, elle avait contribué à lui donner forme. Maintenant, elle savait comment elle s’y prendrait ; peut-être pas comment l’écrire du début à la fin, mais au moins comment l’aborder.
Prise d’une impulsion, elle débrancha la prise avant que l’eau arrive à ébullition et lança : « Tu préfères aller boire un verre, Lizzie ?
— Oui, et toi ?
— Je veux bien. Il y a un pub au bout du chemin. On y va maintenant, puis on mange les restes, et cet après-midi on ira se promener. Ensuite, j’aimerais me changer avant que Tom arrive. »
Lizzie sourit. « Tu planifies toujours tes journées dans les moindres détails ? »